X
CODE DE CONDUITE
Les lieutenants et les officiers supérieurs de l’Hyperion se tenaient en rangs serrés autour du bureau de Bolitho ; les yeux rivés sur la carte, ils écoutaient la voix posée et insistante de leur commandant.
Derrière les fenêtres de poupe, les flots mouvants étaient dans les ténèbres. Le navire tirait sur son ancre, et sur le pont et les passavants les matelots s’activaient. Des craquements de palans, rythmés par des ordres et des imprécations assourdis, accompagnaient la mise à l’eau d’un canot.
Bolitho s’assit sur le banc ; il scrutait les visages sous l’éclairage des lanternes, cherchant à estimer s’ils avaient compris et accepté son plan.
Quand il l’avait précédemment exposé à Pelham-Martin et aux autres capitaines, il avait été surpris de la facilité avec laquelle les mots lui étaient venus. Sa colère et son mépris, autant que sa peine pour Winstanley, semblaient avoir clarifié ses idées, et son plan, encore vague et imprécis lorsqu’il était remonté de la potence du faux-pont de l’Indomitable, avait pris forme peu à peu ; ses propres mots l’avaient convaincu que son projet était réalisable.
— Nous prendrons quatre cutters, dit-il. Deux des nôtres et deux de l’Hermes. Le capitaine Fitzmaurice fournira le gros des troupes de débarquement, car c’est lui qui dispose du plus grand nombre d’hommes actuellement. Tout doit être exécuté à la minute près et en bon ordre, c’est essentiel, messieurs. J’exige donc que tous les hommes soient passés en revue et chaque embarcation inspectée avant notre départ. Juste ce qu’il faut de bœuf et de biscuits, mais pas plus. Pareil pour les barriques d’eau fraîche : le strict nécessaire en fonction du temps prévu, mais pas de provision supplémentaire en cas de problème ou de contretemps.
Il les dévisagea tour à tour.
— Ce sera une tâche très difficile, et pour la mener à bien avec quelque chance de succès, nous devons voyager léger, quel qu’en soit l’inconfort.
— Je serais plus heureux si vous preniez mes fusiliers marins, commandant, dit le capitaine Dawson d’un air renfrogné.
Bolitho sourit :
— Vous aurez votre chance plus tard.
Il releva la tête, prêtant l’oreille aux bruits sourds et aux cris annonçant l’arrivée de bateaux à couple. Le reste de l’escouade de débarquement devait être déjà là.
— Le premier lieutenant de l’Hermes sera mon second, précisa-t-il. Ce n’est que justice, car son navire fournira l’essentiel de nos forces.
Il vit Inch acquiescer, bien qu’il fût sans aucun doute conscient que cette initiative de Bolitho diminuait ses chances d’une promotion rapide… non moins que les risques d’une mort violente.
— Un autre officier nous accompagnera : ce sera M. Lang, ajouta Bolitho.
Lang, le troisième lieutenant, avait été légèrement blessé pendant la bataille à Sainte-Croix. Il était pratiquement remis, mais visiblement très éprouvé, et son visage rond n’offrait plus maintenant qu’une expression constante de courroux étonné.
— Merci, monsieur, dit-il sans se départir de son air renfrogné.
— En tant que second lieutenant, intervint Stepkyne, je pense que j’ai le droit d’y prendre part, commandant.
Bolitho s’attendait à sa protestation, et ne pouvait guère l’en blâmer. Il n’était jamais facile d’obtenir une promotion, encore moins pour un homme de son acabit.
— Ce bateau manque déjà cruellement d’hommes, monsieur Stepkyne, rétorqua Bolitho. Vous êtes très expérimenté et, à ce titre, indispensable à bord.
— Je fais valoir mon droit, commandant !
Stepkyne semblait ne plus avoir conscience de ceux qui l’entouraient. Bolitho tenta de minimiser l’affaire que ce dernier soulevait si inopportunément.
— Ce qui est en jeu ici dépasse de loin la question de votre promotion ou de mes funérailles ! Et je vous rappelle que ce que vous considérez comme un droit est en fait un privilège. Cessons là cette discussion !
La porte de la cabine s’ouvrit et le capitaine Fitzmaurice s’avança dans la lumière, son premier lieutenant sur ses talons.
— Pardonnez mon intrusion, Bolitho. J’aurais aimé vous parler avant votre départ.
Il s’inclina brièvement vers les autres.
— Voici M. Quince, mon second.
Quince était un lieutenant grand et maigre, avec une bouche dure et des yeux extrêmement clairs.
— A l’intention de nos invités, messieurs, poursuivit Bolitho, je vais reprendre brièvement encore une fois.
Il déroula à nouveau la carte sur son bureau.
— Le débarquement se fera avec quatre cutters et quatre-vingts officiers et marins. Ils seront à l’étroit, mais prendre plus de bateaux signifierait priver l’escadre de la possibilité de créer une diversion ailleurs.
Ce n’était pas seulement pour le seul Fitzmaurice qu’il répétait ses instructions. Il fallait du temps pour que les mots s’installent dans l’esprit des hommes, pour qu’ils en mesurent les tenants et les aboutissants. D’un seul regard alentour, il comprit qu’il avait eu raison. Ils observaient la carte, mais de façon moins angoissée, plus réfléchie, comme si chacun se représentait la scène de son propre point de vue.
— Comme vous avez pu l’observer, l’embouchure de la rivière qui protège l’arrière de Las Mercedes est à peu près large d’un mille. Vous avez peut-être remarqué que ce n’est guère qu’un marécage, rempli de joncs et de bancs de sable, et que, pour cette raison, elle n’est pas navigable pour un bâtiment de fort tirant d’eau. Cela va en empirant lorsqu’on s’enfonce dans les terres ; c’est pourquoi nos quatre cutters doivent être aussi légers que possible.
Il laissa ses mots faire leur effet.
— L’escouade doit couvrir trente milles en trois jours. Ce n’est rien quand on marche à travers Bodmin Moor pour rendre visite à sa maîtresse.
Il y eut quelques sourires contraints.
— Mais le marais est un dangereux labyrinthe, nous n’en avons aucun relevé. Certains le considèrent comme infranchissable. Mais nous le franchirons.
Fitzmaurice s’éclaircit la voix :
— Trois jours, c’est peu.
Bolitho eut un sourire grave.
— Demain l’escadre fait un simulacre d’attaque sur Las Mercedes. Les Français s’attendront à une action de notre part, et à moins que quelques opérations de ce genre ne soient menées, ils devineront nos intentions. Le Dasher patrouille en ce moment à l’entrée de la baie. Les hommes de Lequiller verront ainsi que nous avons l’intention d’essayer de nouveau.
Il regarda le commandant Dawson.
— Le reste des bateaux de l’escadre sera utilisé pour monter un faux débarquement en aval de la tête de ligne. Tous les vaisseaux enverront leurs troupes d’infanterie de marine, et vous en prendrez le commandement.
L’humeur de Dawson sembla s’amadouer quand il ajouta :
— Déployez-vous en masse, mais ne prenez pas le risque de perdre des hommes pour rien. Ils gagneront leurs écus plus tard.
Il fit de nouveau face aux autres.
— Au moment où vous en aurez fini avec cette manœuvre de diversion, les troupes débarquées seront loin dans les marais. Mais dans trois jours à compter de demain matin, la flotte donnera l’assaut, messieurs ; aussi mesurez-vous l’importance vitale des trente milles que nous devons traverser avant de connaître le succès.
— Si vous ne pouvez pas atteindre l’endroit à temps, commandant, que se passera-t-il ? demanda Inch.
Bolitho le regarda pensivement.
— Vous devrez décider, monsieur Inch. Puisque, si cela arrive, l’Hyperion aura un nouveau commandant, n’est-ce pas ?
Inch le fixa, bouche bée. Il venait brusquement de prendre conscience de la raison pour laquelle Bolitho le laissait en arrière.
— Continuons, messieurs, reprit vivement Bolitho. De notre propre équipage, je voudrais un bon meneur de canonniers et un meneur de boscos. Deux aspirants aussi, mais pas Gascoigne.
— Puis-je demander pourquoi, commandant ? s’enquit Inch.
— Vous pouvez. M. Gascoigne est l’aspirant le plus ancien et il est expert en signaux. Vous aurez besoin de lui ici quand vous en découdrez avec l’ennemi.
Il les regarda sortir un par un de la cabine, puis il reprit :
— Bien, monsieur Quince, j’espère que vous avez attentivement choisi vos hommes ?
Quince sourit jusqu’aux dents.
— Oui, commandant. Tous des hommes entraînés. Je m’en porte garant. Je leur ai dit qu’il faudrait un sacré courage pour se montrer lâche sous votre commandement.
Fitzmaurice toussa poliment. Il était visiblement peu habitué aux soudaines pointes d’humour de son subordonné.
— Allez attendre sur le pont, monsieur Quince.
Seul avec Bolitho, le commandant Fitzmaurice aborda le sujet qui l’avait amené.
— Vous savez, je suppose, que Winstanley a succombé à ses blessures… Le chirurgien a sans doute accéléré sa mort, mais sa perte est difficile à accepter, quoi qu’il en soit.
— C’était un bon commandant.
Bolitho regardait le visage las de Fitzmaurice, préoccupé surtout par l’urgence et la nécessité de peaufiner son plan. Il sentait néanmoins que Fitzmaurice avait quelque chose de plus à lui dire.
— Notre commodore a rédigé ses ordres pour le débarquement, Bolitho. Je suppose que vous les avez lus aussi attentivement que moi ?
— Ils correspondent tout à fait à ce que je pouvais en attendre, opina Bolitho.
— Winstanley est mort. Vous êtes maintenant le commandant en chef. Tout ce qui se passera à terre sera sous votre responsabilité.
Il sembla soudainement fatigué d’essayer d’agencer ses mots diplomatiquement.
— Dans ses ordres, Pelham-Martin a établi qu’il attaquerait dans trois jours en soutien de votre action terrestre.
Il gesticulait nerveusement.
— Ce seul mot de « soutien » altère tout le contenu des ordres écrits ! Je sais que je ne devrais pas être si direct, mais je ne peux pas rester là à vous laisser endosser toute la responsabilité. C’est vous qui soutenez le commodore, et non l’inverse.
Bolitho le dévisagea gravement. Fitzmaurice ne lui était jamais apparu comme un homme débordant d’imagination ; il remplissait son devoir, mais pas plus. Il était ému par sa soudaine marque d’attention et de compréhension, sachant ce qu’il avait dû lui en coûter de lui exposer ainsi ses sentiments. Après tout, il ne connaissait pas Bolitho, et beaucoup, à la place de Fitzmaurice, auraient utilisé leurs doutes pour gagner les faveurs du commodore. Même en ne faisant que sous-entendre la supercherie de Pelham-Martin, il s’exposait à de graves accusations de conspiration et d’insubordination.
— Merci d’avoir parlé si ouvertement, répliqua Bolitho. Je ne l’oublierai pas. Mais je crois que nous ne devons penser qu’à la tâche qui nous attend. A ce qu’elle signifie et aux conséquences désastreuses d’un échec.
Fitzmaurice lui jeta un coup d’œil admiratif.
— Ainsi vous aviez tout à fait conscience de ce que cela impliquait, sans même que je vous en parle ?
Il sourit.
— Etrange sacerdoce que le nôtre. Si nous échouons, nous en supportons seul le reproche. Si nous réussissons, d’autres tirent les marrons du feu.
Bolitho lui tendit vivement la main.
— J’espère que nous nous en souviendrons si jamais nous accédons au rang d’amiral !
Fitzmaurice le suivit sur la dunette.
— J’en doute, en ce qui me concerne. J’ai souvent remarqué que le désir d’atteindre un but qui nous est cher faisait oublier les efforts déployés.
La voix d’Allday résonna dans l’obscurité.
— Votre épée, capitaine.
Bolitho resserra sa ceinture, laissant ses yeux s’accoutumer à la pénombre ; il devinait les visages tendus vers lui.
— Je n’ai pas apporté le pavillon blanc cette fois, capitaine, fit remarquer avec ironie Allday. J’espère avoir bien fait.
Bolitho regarda ailleurs.
— Si quelque chose devait m’arriver, qu’adviendrait-il de vous ? Aucun commandant sain d’esprit ne tolérerait votre insolence comme je le fais !
Inch arrivait à grandes enjambées, cherchant des yeux Bolitho parmi les silhouettes silencieuses.
— Les bateaux sont prêts ! bredouilla-t-il.
— Bonne chance, commandant, que Dieu soit avec vous.
Bolitho s’inclina. Soudain, il prit conscience du poids de sa mission. Il n’était pas seulement sur le point de quitter son vaisseau ; il s’embarquait vers l’inconnu, vers un lieu à peine ébauché sur sa carte. Un autre monde, un continent différent, avec Dieu sait quoi au bout de la route.
— Faites attention, Inch.
Le lieutenant suivait des yeux l’ombre noire des gréements qui oscillaient doucement sous le ciel étoilé.
— Je prendrai bien soin du navire, commandant.
Bolitho s’avança lentement vers la coupée.
— Je le sais. Mais je pensais à vous.
Puis il descendit quatre à quatre l’échelle jusqu’à la planche d’embarquement, frôlant des silhouettes anonymes et des visages attentifs. Chacun était conscient du silence qui pesait sur le navire.
Stepkyne salua.
— Tout est dans les bateaux, commandant, dit-il d’une voix blanche. J’ai expliqué aux aspirants Carlyon et Pascœ ce qu’ils avaient à faire. Ce sont les plus jeunes et les moins indispensables à la manœuvre du navire.
— Vous étiez le mieux à même d’en juger, monsieur Stepkyne, murmura Bolitho.
Sans un autre mot, il suivit Allday jusqu’au canot le plus proche. Il aurait dû être plus vigilant, moins fixé sur son propre objectif dans cette affaire. Stepkyne avait choisi le seul moyen à sa portée d’exprimer son ressentiment d’être laissé pour compte : le seul que Bolitho ne pouvait contrer sans faire montre de favoritisme.
Il s’installa dans la chambre d’embarcation.
— Larguez les amarres. Allday, nous prendrons la tête.
Il éleva la voix quand les amarres des autres canots furent larguées.
— Monsieur Quince, vous resterez en queue et veillerez au maintien des distances.
Les avirons glissèrent dans les tolets, et au signal d’Allday s’enfoncèrent dans l’eau.
De sa place, Bolitho ne pouvait distinguer que la silhouette de Shambler, un bosco expérimenté. Il était accroupi et tenait dans la main une ligne de sonde, suivant le cours de la rivière. Le canot, où étaient entassés hommes, armes et rations, progressait péniblement à contre-courant.
L’embarcation suivante avançait dans son sillage, mais déjà la silhouette du vaisseau se fondait dans les ténèbres, sans le moindre feu qui pût trahir son activité. Non qu’il y eût de grands risques que quelqu’un les observât du rivage, songea-t-il amèrement. C’était une étendue abandonnée de côte. Une terre en friche qui défiait depuis longtemps la nature et l’homme.
Il toucha la garde de son épée et pensa soudain à Cheney. Plus il s’éloignait, plus il lui semblait que la douleur de la séparation ne s’atténuerait jamais. Elle était devenue comme une part de rêve : ce rêve que le foyer et la mère patrie représentent toujours pour le marin.
Il frissonna. Le mois prochain, le printemps ranimerait les haies et les champs de Cornouailles. Et, dans sa maison, sous le château de Pendennis, un enfant verrait le jour.
— Brisants devant, monsieur ! prévint Shambler. A environ une encablure.
Bolitho émergea de son rêve.
— Ce sera le reflux dans l’embouchure de la rivière. Vous pouvez commencer à sonder directement.
Un marin bougea le pied, peut-être à cause d’une crampe, et un mousquet claqua sourdement sur la carène.
— Faites taire ces hommes !
Bolitho se releva légèrement pour tenter de distinguer au-dessus des têtes l’embouchure du cours d’eau qui s’ouvrait de part et d’autre de la proue.
— Oui, oui, commandant !
Il se raidit. C’était la voix de Pascœ : il ne s’était même pas rendu compte qu’il était dans son bateau. Allday exerça une légère poussée sur le gouvernail, puis murmura :
— Je pensais que c’était mieux d’avoir le jeune homme à bord, commandant. Pour garder un œil sur lui, j’entends.
Bolitho le fixa.
— Il ne faut pas demander pourquoi vous ne vous êtes pas marié, Allday. Vous laisseriez peu de préoccupations à une femme !
Allday grimaça. L’âpreté du ton de Bolitho lui était aussi familière que le vent dans les haubans. C’était seulement sa façon d’être. Mais à un moment ou à un autre, le commandant ferait amende.
Bolitho se réinstalla sur le banc de nage.
— Merci, Allday, pour votre attention.
Sans regarder sa montre, Bolitho sut qu’il était près de midi. Le soleil qui, depuis l’aube, lui faisait face dardait maintenant ses rayons droit sur sa tête.
— Nous allons faire halte ici, murmura-t-il à Allday.
Ses lèvres étaient si sèches, si craquelées, que prononcer le moindre mot demandait un effort.
— Mâtez ! Rentrez !
Les marins relevèrent et rangèrent les longs avirons, pendant qu’à l’arrière le bosco lançait un grappin sur le buisson de roseaux le plus proche.
Bolitho regardait ses hommes allongés sur les bancs de nage et les plats-bords, aussi inertes que des cadavres, les yeux fermés, la tête tournée pour se protéger de l’insupportable éclat du soleil.
Dawn avait trouvé que les quatre bateaux avançaient énergiquement malgré les hautes tiges de joncs blanchies par le sel, malgré les bancs de sable. Zigzaguer entre ces différents obstacles n’avait d’abord pas été trop difficile. Les bateaux avaient réussi un temps à rester en vue les uns des autres. Puis, lorsque le bleu sombre du ciel s’était fondu dans la clarté du levant, la course s’était faite plus lente ; les canots commencèrent à réduire leur cadence car ils s’enlisaient dans les bancs de sable et il leur fallait déployer de précieux efforts pour dégager les pelles des avirons des touffes envahissantes de roseaux.
Tout en suivant des yeux l’embarcation derrière eux qui progressait lentement vers la frondaison pour y jeter à son tour un grappin, Bolitho tentait de contenir son désespoir. C’était comme errer dans un labyrinthe insalubre, avec seulement le soleil et un petit compas pour trouver son chemin. Les roseaux, épars et aisément franchissables à l’embouchure de la rivière, encerclaient à présent les bateaux de leurs épaisses tiges vert foncé, plus hautes que le plus grand d’entre eux. Pas un souffle de vent ne parvenait à traverser ce rideau compact de cannes et de plantes grimpantes entrelacées, et les hommes, suant et soufflant, souffraient cruellement du soleil de feu qui les assaillait.
Le lieutenant Lang se pencha par-dessus le plat-bord de son cutter et posa quelques secondes sa main sur le bois lisse avant de la retirer vivement avec un juron.
— Mon Dieu, c’est aussi chaud qu’un canon de mousquet !
D’un geste brusque il ouvrit sa chemise et ajouta :
— Quel chemin avons-nous parcouru, commandant ?
— Environ cinq milles. Nous devons avancer encore si nous voulons être dans les temps. Nous nous arrêterons à la nuit tombante, sinon les bateaux risquent de s’éparpiller et de se perdre.
Il observa la surface de l’eau. Un courant frémissant tournoyait autour des roseaux, ramifié en cent minuscules rivières.
C’était un monde secret et sombre, et l’eau mouvante semblait vivante : les petites bulles de gaz qui s’échappaient des plantes immergées et des racines pourries donnaient l’impression d’une présence cachée, de créatures attendant le passage des intrus.
— Après cela, les hommes devront assurer des quarts plus courts. Six hommes d’un côté, une demi-heure au plus.
Il s’essuya le visage du revers de la main et fixa un insecte aux ailes brillantes qui s’était posé sur sa peau.
— On ne peut plus se frayer un passage à la rame à présent.
Il guetta, sans mot dire, l’approche des autres bateaux.
— Dites aux hommes de proue d’utiliser des gaffes et de tâter la voie. Dans la partie la plus profonde, il semble y avoir à peine plus de huit pieds d’eau. Et cela va devenir de moins en moins profond, à n’en pas douter.
Le canot du lieutenant progressait laborieusement par le travers au milieu des joncs serrés, les hommes faiblissant sur le manche de leurs avirons, la coque en maints endroits équarrie par le frottement tortueux. Quince, qui ne relâchait pas sa vigilance, s’était protégé la nuque à l’aide d’une pièce de toile.
— Cela fait cinq milles, monsieur.
Il se dressa et essaya de porter ses regards au-delà du taillis.
— Impossible de distinguer même une colline. Cela semble s’étendre à l’infini.
— Ne laissez pas les hommes dormir ! dit sèchement Bolitho.
Il secoua le rameur le plus proche de lui.
— Réveille-toi, mon garçon ! Garde-toi de te faire dévorer tout cru par ces bestioles ou tu seras mort dans quelques jours !
Le matelot en question se redressa avec effort et chassa sans conviction les nuées de mouches et d’insectes bourdonnants qui avaient été ses compagnons fidèles depuis l’aube.
— Puis-je vous suggérer d’amarrer un aviron à la verticale de votre bateau, commandant ? proposa Quince. Si nous étions séparés, cela nous donnerait un point de repère.
Bolitho acquiesça.
— Occupe-t’en, Allday.
Il était bon de savoir que Quince, aussi exténué fût-il, gardait toute sa tête. Un des marins se pencha par-dessus le plat-bord et plongea ses mains dans les eaux stagnantes.
— Arrêtez ! hurla Allday.
Puis, tandis que l’homme retirait ses mains, il trempa son col dans l’eau et le goûta du bout de la langue. Il cracha presque aussitôt, grimaçant de répulsion.
— Elle a un goût de sel et de quelque chose d’autre, commandant. Comme si un millier de corps étaient ensevelis dans les fonds.
— Vous entendez ? s’exclama Bolitho. Donc, tenez bon et attendez la distribution d’eau fraîche. Cela empeste suffisamment ici, alors imaginez ce que cette eau pourrait faire dans vos entrailles !
Quelques-uns opinèrent de la tête, mais Bolitho savait qu’il faudrait tous les surveiller de près. Il avait vu des hommes boire de l’eau salée et devenir fous furieux en quelques heures. La soif poussait toujours des hommes, aussi aguerris et prévenus fussent-ils, à s’abreuver de cette eau à portée de main, même s’ils avaient assisté quelques instants plus tôt à l’horrible mort d’un des leurs, victime de la tentation.
— Nous allons repartir, fit Bolitho d’une voix lasse. Remontez le grappin !
Les marins désignés se levèrent en gémissant et posèrent les avirons en équilibre le long des côtés, comme des pagaies. Ce n’était guère confortable, mais cela évitait au moins de s’arrêter toutes les cinq minutes pour dégager les avirons des broussailles et de la vase.
Et quelle vase c’était ! Quand un des hommes retira la pelle de son aviron, Bolitho vit qu’elle gouttait d’un magma noir pestilentiel, fumant sous l’éclat du soleil comme de la purée de poix bouillante. Il regarda, anxieux, l’homme replonger son aviron et poussa un profond soupir de soulagement. Le bateau avançait sans entraves cette fois ; il savait qu’il progressait à nouveau en eaux plus profondes.
Il vit Pascœ blotti sur l’une des barriques, la tête dans les mains, les yeux rivés sur le mur de verdure. Sa chemise était déchirée à l’épaule, et déjà la peau nue prenait une couleur rouge sombre malgré son teint, comme s’il avait été brûlé par un tison chaud.
Il l’appela :
— Venez à l’arrière, monsieur Pascœ.
Il dut répéter l’invitation avant que le garçon ne levât la tête et ne se décidât à enjamber, tel un somnambule, les marins affalés.
Bolitho dit calmement :
— Couvre ton épaule, mon garçon. Tu risques d’être aussi cuit qu’une tranche de bœuf si tu laisses faire le soleil.
Il le regarda remettre sa chemise déchirée et vit la sueur dégouliner le long de la nuque du gamin. Il pensa soudain à Stepkyne et le maudit tout bas.
Il poursuivit :
— Il se peut que je te demande demain de grimper en haut de cet aviron pour observer les parages. Tu es le plus léger à bord, alors ménage tes forces.
Pascœ tourna la tête et le fixa, les yeux à moitié dissimulés sous ses cheveux hirsutes.
— Je peux le faire, commandant. Je le ferai.
Bolitho se détourna, incapable de considérer plus avant la détermination fiévreuse du garçon, qui semblait le harceler à chaque heure du jour. Pour sûr, il ne se défilerait jamais devant une tâche à accomplir, même si c’était toujours à un marin endurci que l’on s’adressait pour abattre une besogne ; Bolitho savait qu’il préférerait se tuer lui-même plutôt que d’admettre une défaite. C’était comme si la honte de son père faisait en lui office d’aiguillon. Comme s’il devait se mettre à l’épreuve, pour tenter d’effacer la disgrâce de Hugh.
Tandis que le garçon surveillait l’avancée du cutter derrière eux, Bolitho se remit à l’observer. Que dirait-il s’il connaissait la vérité ? Que son père était encore en vie, servant en bagnard la Nouvelle-Hollande sous le nom d’un autre homme ? Il chassa cette pensée. La distance n’apaisait en rien les souffrances, il le savait pertinemment. La vérité ne ferait qu’aggraver la douleur du garçon, que le harceler de doutes ou d’impossibles espoirs.
Allday s’humecta les lèvres.
— Changement de tour ! L’équipe suivante sur les avirons !
Bolitho mit sa main en visière et scruta le ciel sans nuages. Seul le clapotement de l’eau autour de l’étrave donnait une impression de mouvement. Cette impitoyable progression saccadée semblait sans fin, comme s’ils étaient condamnés à avancer encore et toujours, à s’enfoncer dans ce tunnel végétal, à y mourir de soif, avec pour seul tombeau les canots sur lesquels il les avait entraînés dans cette désespérante tentative.
Il chercha à tâtons le compas et le fixa une bonne minute. Un insecte rampait en travers du couvercle de verre ; il le balaya d’un geste de colère. Au mieux, ils pourraient avancer d’une bonne dizaine de milles avant que la nuit ne tombe. Et c’était la partie la plus facile de l’expédition. Demain et le jour suivant seraient pires encore, lorsqu’il leur faudrait pousser plus avant, au profond du marécage. Il jeta un coup d’œil aux matelots qui l’entouraient. Leurs visages, pour beaucoup inconnus, étaient tendus et pleins d’appréhension, et ils baissaient les yeux lorsqu’ils se sentaient observés.
Combattre et mourir si nécessaire, ils pouvaient comprendre cela. Dans l’environnement familier de leur navire, les ordres de bataille étaient aussi courants que la dure discipline et l’autorité incontestable qui les avait forgés. Un tel cadre d’existence procédait autant de la confiance que d’un quelconque code de conduite – la confiance mutuelle, la mesure du savoir-faire de leurs officiers, qui régentaient toute leur existence.
Là pourtant, sous l’autorité d’un homme qu’ils ne connaissaient même pas, engagés dans une opération qui leur apparaissait vraisemblablement aussi perfide que la végétation alentour, ils devaient être en proie à de terribles doutes. Et d’une telle incertitude pouvaient naître les prémices d’une défaite.
— Passez le mot pour mouiller de nouveau, ordonna-t-il. Nous allons ouvrir les rations, et demeurer ici une demi-heure.
Il attendit qu’Allday eût fait signe au bateau suivant pour ajouter :
— Une tasse d’eau par homme, et veillez à ce qu’elle soit prise lentement.
— Quand nous atteindrons l’autre bout du marécage, pourrons-nous trouver de l’eau, commandant ? demanda Pascœ.
Ses yeux sombres scrutaient gravement Bolitho.
— … bien que je m’attende à combattre d’abord…
Bolitho regardait le premier marin devant la barrique : il grimaçait, la tête penchée en arrière pour ne pas perdre la moindre goutte. Mais les mots de Pascœ, son ton confiant et paisible, résonnaient encore dans son esprit, et plus que jamais le confortaient dans ses pensées.
— Je ne doute pas que nous n’ayons à la fois de l’eau et un combat à livrer, répondit-il, esquissant un sourire. Donc, buvez maintenant, jeune homme, et laissez la suite arriver à son heure.
Le soleil déclinait lorsqu’ils furent à nouveau contraints de s’arrêter. Ils avaient beau pousser, lever, haler, rien ne semblait pouvoir faire sortir le bateau de son lit de boue et d’herbes pourrissantes ; malgré les menaces de Shambler et les efforts entêtés d’Allday, les marins, accoudés sur leurs avirons, sans plus bouger, fixaient le soleil couchant avec un air de défi. Ils étaient épuisés, au bord de la syncope, et quand le bateau de Lang fit une embardée, Bolitho comprit qu’il devait agir au plus vite s’il voulait encore profiter de la dernière heure de luminosité.
— Sur le côté ! On active ici !
Il marcha à grands pas le long du bateau qui s’inclinait, sans prêter la moindre attention aux visages pleins de ressentiment, aux insectes agressifs.
— Faites placer des lignes à l’extérieur, monsieur Shambler ! Nous allons le haler jusqu’à la prochaine étendue d’eau profonde !
Quand les seconds du bosco eurent embraqué les glènes de cordage, Bolitho se tint à la proue, enleva sa chemise et son ceinturon, puis, serrant les dents, s’enfonça dans l’eau et attrapa l’une des lignes.
— Bougez-vous ! hurla Allday.
Et, bondissant par-dessus le plat-bord, il prit une autre ligne, l’enroula autour de ses épaules comme un licol, et pénétra à son tour dans l’eau, sans même jeter un regard derrière lui pour voir qui suivait.
Bolitho peinait pour avancer dans ce magma gluant qui lui collait aux cuisses, autour des reins, et il sentit bientôt la ligne lui mordre cruellement l’épaule, alourdie de tout le poids du bateau. Jurant et geignant, les hommes quittèrent un à un le bord et prirent place le long des deux lignes derrière lui.
— Tirez, garçons !
Bolitho tirait de toutes ses forces, luttant contre la nausée et les vertiges que soulevaient en lui les exhalaisons pestilentielles.
— Ensemble, tirez !
Lentement, avec réticence, le bateau glissa en avant et retomba dans une autre poche d’eau plus profonde. Mais un autre obstacle s’élevait déjà sous leurs pas hésitants, et plus d’un homme dérapa sur le sol visqueux et plongea dans la boue suffocante.
Ils s’en sortirent enfin, et, frissonnant et toussant, se hissèrent dans le canot, où une autre horreur encore les attendait. La plupart d’entre eux avaient de grosses sangsues crachées sur la peau et essayaient en vain de les arracher.
— Monsieur Shambler, cria Bolitho, apportez la mèche lente ! Brûlez-les les unes après les autres ; vous n’arriverez pas à vous en débarrasser autrement !
Allday approcha la mèche de sa jambe et une immonde créature visqueuse tomba au fond du bateau.
— Tu aimerais bien te saouler, hein ? grommela-t-il. Sois damnée, je te verrai griller d’abord !
Bolitho resta un moment à contempler les derniers rayons du soleil qui embrasaient de rouge et d’or la cime des joncs ; l’espace d’un instant, la menace et le désespoir s’estompèrent sous cette étrange et sublime lumière.
Les autres canots suivaient toujours, pâles silhouettes tentant de se frayer un chemin à travers les hauts-fonds.
— Nous allons nous amarrer pour la nuit, annonça Bolitho.
Il vit Lang, sur l’autre bateau, approuver de la tête.
— Mais nous devrons nous remettre en route avant le lever du soleil pour essayer de rattraper le temps perdu.
Son équipage gisait, hagard, incapable du moindre mouvement.
— Désigne un homme pour le réveil, Allday. Nous sommes tous à bout de forces, et je crains fort que nous ne dormions bien au-delà du lever du jour.
Il se glissa de nouveau lentement dans la chambre d’embarcation et vit que Pascœ dormait déjà, la tête sur le plat-bord, une main pendante à la verticale de l’eau. Avec douceur, il remit le bras du garçon dans le bateau, puis s’assit contre la barre du gouvernail.
Quelques étoiles, encore pâles, scintillaient dans le ciel et les hauts roseaux alentour bruissaient doucement sous l’effet d’une brise soudaine. Une bouffée d’air frais qui venait un instant apaiser l’étouffante et putride atmosphère.
Bolitho s’allongea, les yeux tournés vers les étoiles, essayant de ne pas penser aux heures et aux jours qui les attendaient.
Près de la proue, un homme gémit dans son sommeil ; un autre appela à voix basse avec ferveur : « Martha, Martha ! » Puis ce fut à nouveau le silence.
Bolitho ramena ses genoux sous son menton ; il sentait sous sa peau le dur contact de la croûte de boue. Qui était Martha ? Se souvenait-elle encore du jeune homme qui lui avait été enlevé pour servir sur un bateau du roi ? Peut-être était-elle sa fille – une enfant qui ne se souvenait déjà plus du visage de son père.
Il regardait Pascœ, son corps à l’abandon. Rêvait-il aussi ? De son père qu’il n’avait jamais vu ? D’un souvenir qui avait rempli son esprit de haine et de honte ?
Il posa son front sur ses bras repliés et s’endormit instantanément.